Villa E-1027 et Le Corbusier

La Villa E-1027, construite à Roquebrune-Cap Martin dans les années 20 par l’architecte irlandaise Eileen Gray et son amant Jean Badovici est un fleuron de l’architecture moderne des années 1920. D’abord sauvée par la Ville et le conservatoire du littoral, la villa est aujourd’hui préservée par le Centre des Monuments historique et y renferme des œuvres du célèbre peintre Le Corbusier.

Eileen Gray, une artiste inclassable

Née le 9 août 1878 à Enniscorthy dans le sud de l'Irlande, de son vrai nom Kathleen Eileen Moray Smith, Eileen Gray est une artiste, designer et architecte irlandaise. Elle est connue pour son approche moderne et novatrice en matière de design d'intérieur, de mobilier et d'architecture, ainsi que pour son engagement en faveur de l'égalité des sexes et de la reconnaissance du travail des femmes.

Artiste inclassable, elle a travaillé dans de nombreux domaines créatifs tout au long de sa carrière. Elle a commencé par étudier la peinture à la Slade School of Fine Art de Londres avant de s'installer à Paris en 1907, où elle a étudié la gravure et l'art du laque avec des maîtres artisans japonais dont le maître Seizo Sugawara.

En 1910, elle est remarquée par le collectionneur d’art Jacques Doucet et des nouveaux projets lui sont confiés : c’est le début de sa carrière. Elle ouvre, en 1917, sa propre entreprise de design d'intérieur à Paris, où elle commence à créer des meubles fonctionnels et modernes qui ont été très bien accueillis. Ses pièces étaient souvent inspirées de l'art déco, du mouvement moderne et des formes organiques de la nature. Elle a également travaillé sur plusieurs projets architecturaux, dont la Villa E-1027 en 1926.

Pendant une grande partie de sa carrière, Gray a été négligée et ses réalisations ont été sous-estimées en raison de son sexe. Cependant, à partir des années 1970, son travail a commencé à être redécouvert et apprécié pour son originalité et son importance historique. En témoignent les expositions et les classements au titre des monuments historiques de certaines de ses œuvres. Vente du fauteuil aux dragons adjugé pour 21,9 millions d’euros.

Aujourd'hui, elle est reconnue comme une figure marquante du mouvement moderniste au début du XXe siècle. Elle est décédée le 31 octobre 1976 à Paris

 

La villa E-1027 : l’élégante alchimie de la nature et de l’architecture

Eileen Gray s’est lancée en 1926 dans la création de la villa E-1027 pour son ami l’architecte et critique d’art Jean Badovici. C’est donc ensemble qu’ils ont imaginé et construit pendant près de trois ans ce fleuron de l’architecture moderne au mobilier astucieux. La villa répond au projet suivant : « une maison de vacances […] pour un homme aimant le travail, les sports et aimant à recevoir ses amis. »

Pour dénicher l’emplacement parfait de cette «maison en bord de mer» la designer a parcouru tout le littoral azuréen, de Saint-Tropez à Menton, pour finalement jeter son dévolu sur une parcelle couverte de pins et de lentisques dans la baie de Roquebrune. Excentré, d’un accès malaisé, coincé entre l’eau et la voie ferrée, d’apparence sauvage mais déjà modelé et organisé en terrasses, le lieu tourné vers la mer offre une vue époustouflante.

En 1929, émerge des jardins en terrasses jusqu’alors investis par les citronniers la « maison en bord de mer », fruit de l’imagination et de la créativité d’Eileen Gray, et de Jean Badovici.

Elle sera fortement influencée par le travail de Le Corbusier. Le bâtiment est principalement réalisé en béton armé et en brique creuse, obéissant aux 5 règles de l’architecture contemporaine. C’est ce style qu’elle retranscrira dans la villa du Cap-Martin.

La personnalité d’Eileen Gray s’impose toutefois dans l’agencement d’espaces conçus comme une succession de mises en scène autour de la thématique du bateau. Aux plateaux largement ouverts sont préférés les points de vue. La chicane de l’entrée, ménageant l’effet de surprise, constitue un dispositif remarquablement efficace. Elle fait écho à l’organisation de l’accès au site, qui à l’issue d’un cheminement tortueux, ne dévoile la villa, puis la baie, qu’au dernier instant. Comme les terrains, la maison se développe sur différents niveaux, qu’elle épouse et respecte. Comme ce territoire inscrit entre montagnes et mer, elle évoque ces ambiances opposées, subtilement suggérées : vers le large prédominent les ouvertures et le bleu tandis qu’à l’arrière, chaudes et sombres, les teintes évoquent les roches déchirées du Mont Agel.

Par sa conception, la préfiguration d’une architecture bioclimatique autant que par le recours à des matériaux innovants, la villa se place alors à l’avant-garde. Le béton, le celluloïd, le fibrociment et l’aluminium poli comptent parmi les notifications les plus tangibles de cette modernité, références revendiquées à l’innovation industrielle. Etendues au mobilier, Gray estimait qu’il devait faciliter la vie des habitants d’un logement. Pour la villa E-1027, elle fait donc venir plusieurs pièces de sa galerie à Paris mais surtout elle en dessine et construit elle-même.

En 1932, le couple se sépare. La villa garde encore aujourd’hui en son nom le témoignage de cette idylle. E-1027 imbrique en fait les initiales des deux architectes « E pour Eileen, 10 du J de Jean, 2 du B de Badovici, 7 du G de Gray ». Badovici, propriétaire de la Villa E-1027 y restera jusqu’à sa mort en 1956.

Un nouveau chapitre de la villa va s’écrire, avec un invité de marque : Le Corbusier.

Le Corbusier laisse sa marque

Jean Badovici y reçoit son ami proche Le Corbusier, qui y peindra plusieurs fresques en 1938 et 1939, sans la permission d’Eileen Gray, modifiant ainsi les harmonies initiales créés par E. Gray, attachée notamment à la blancheur des murs. Lorsqu’elle l’apprendra, Eileen Gray entrera dans une rage folle à la pensée que son œuvre ait été ainsi défigurée.

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, la Villa n’est pas épargnée. Les murs sont criblés de balles, la villa devient le théâtre d’actes de violence et les peintures sont endommagées.

Le Corbusier entreprit de les restaurer en 1949 et en 1963. Trois peintures manquent aujourd’hui à l’appel, mais les 4 restantes sont aujourd’hui classées !

 

L’étoile de Mer et l’implantation de le Corbusier

En 1949, Le Corbusier loue la villa à Jean Badovici pour y travailler avec son équipe sur le plan d’urbanisme de Bogota. Il déjeune et dîne à l’Étoile de mer, un bar-restaurant à proximité ouvert en 1950 par Thomas Rebutato – plombier niçois reconverti en restaurateur. Il se liera d’amitié avec lui et lui cèdera l’assiette foncière de l’une de ses plus fameuses réalisations, sans doute aussi la plus petite. C’est ainsi qu’en 1952, Le Corbusier construit son célèbre Cabanon, cadeau d’anniversaire pour sa femme Yvonne Gallis mannequin Monégasque que Le Corbusier épousera en 1930. Ils passeront leurs vacances d’été, jusqu’à sa mort en août 1965 — lors d’une baignade en face de chez lui. Conçu d’après les canons du Modulor, cette structure est accolée à l’Etoile de Mer, dont elle constitue une extension. Loin d’être autonome, le Cabanon est donc un espace de repos et de travail, bientôt complété en 1954 par l’Atelier. Partageant avec la villa E-1027 la recherche absolue d’ergonomie, il s’en distingue ainsi par un regroupement choisi de fonctionnalités, les autres se situant derrière la porte de communication avec l’Etoile de Mer. Mais, si le Cabanon est indissociable de ce bâtiment mitoyen, il l’est aussi de son environnement.

Conçu comme une réalisation temporaire, le Cabanon marquera pourtant l’attachement durable de Le Corbusier au site et à ses occupants.

En guise de contrepartie, Le Corbusier fera construire en 1957, cinq unités de camping sur le terrain de pétanque de Thomas Rebutato, de l’autre côté de l’Etoile de Mer. Il s’agissait alors d’organiser l’accueil de campeurs jusqu’alors installés sur les terrasses en contrebas. Bien que réduites aux fonctions essentielles, elles offrent à leurs occupants un confort encore rudimentaire, que l’installation plus tardive de cuisines et de sanitaires sous les pilotis viendront améliorer. Prototype de l’habitat de loisir modulaire, ces unités de camping seront exploitées jusque dans les années 1980.

 

Le sauvetage de la Villa, chef-d’œuvre architectural des années 1920

Après la mort de Jean Badovici en 1956, la villa est mise aux enchères en 1960 et acquise, à la demande de Le Corbusier par son amie Marie Louise Schelbert, pour assurer notamment la préservation des peintures.

Pour des raisons financières, Marie-Louise Schelbert vend en usufruit la propriété en 1974 à son docteur personnel Heinz Peter Kagi pour soixante mille francs suisses (cent mille francs français de l’époque). C'est donc à la mort de cette dernière en 1982 que son propriétaire, Peter Kaegi, prend pleinement possession de la villa. Il y séjourne épisodiquement puisqu’il réside principalement en Suisse. Peinant à l’entretenir, il prend rendez-vous avec la Mairie le 25 août 1996 mais il est malheureusement assassiné dans sa maison trois jours plus tôt. La maison est alors laissée à l'abandon et devient un squat affreusement vandalisé.

Patrick Césari, Maire de Roquebrune-Cap-Martin, sur préconisation de son premier adjoint Jean-Louis Dedieu, entame des démarches pour acquérir le bien. La parcelle de 1 002 m2, comprenant la maison, est estimée, par le service des domaines de Nice, à 2 300 000 francs dont 500 000 francs de fresques Le Corbusier. Le Conservatoire du littoral avec le financement de la Ville, après accord des 2 fils du docteur Heinz Peter Kägi, acquiert la propriété le 25 octobre 1999 moyennant la prise en charge des 75 % du montant de l'estimation. 

L'État engage ensuite la procédure de classement comme monument historique, qui aboutira le 27 mars 2000. Une première restauration est entreprise, au début des années 2000, qui ne s’appuie sur aucune ligne directrice et piétine. Cet important programme de restauration, dont l’objectif était de restituer la villa dans son état d’origine en 1929, se poursuit en 2014 lors de la création de l’association Cap Moderne, chargée à ce moment-là, par le Conservatoire du littoral et la Ville, de la mise en valeur du site. L’association est alors soutenue par un comité scientifique pointu sous la présidence de l’architecte et historien Jean-Louis Cohen, et d’un comité d’honneur sous l’égide du prince Albert de Monaco – dont la mère, la princesse Grace, était elle-même d’origine irlandaise.

Un appel au mécénat permet de recueillir 2,5 M€, qui viennent s’ajouter aux 3 M€ de subventions obtenues auprès de la DRAC, du Département, de la Région et de l’établissement public propriétaire du site.

Aujourd’hui, l’intégralité de ce joyau fragile est classée au titre des Monuments Historiques tandis que le Cabanon est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Humanité et qu’il participe des Maisons des Illustres. Soutenu par le Conservatoire du littoral et la Direction régionale des Affaires culturelles, le Centre des monuments nationaux s’emploient à assurer la conservation et la transmission de ce patrimoine unique mais aussi à le faire découvrir au plus grand nombre.